Robert De Niro nous parle. Assis face à nous, touillant lentement le sucre dans son thé, s'apprête à nous répondre l'un des plus grands acteurs de l'histoire du cinéma en activité. À 80 ans portés tel un prince, le roi des comédiens trône sur un palmarès à donner le vertige : plus de 105 films à son actif, une bonne douzaine de chefs-d'œuvre et le double de grandes réussites populaires, huit nominations aux Oscars (dont deux victoires : Le Parrain 2 et Raging Bull)… Petite frappe irresponsable dans Mean Streets, vétéran du Vietnam brisé dans Voyage au bout de l'enfer, gangster magnifique dans Les Affranchis et Casino, Al Capone terrifiant dans Les Incorruptibles, diable en personne dans Angel Heart… De Niro nous a étourdis dans tant de scènes cultes qu'on lui pardonne le relâchement qualitatif de sa carrière à partir des années 2000.
Grâce à Martin Scorsese, son ami de plus de cinquante ans, De Niro a cependant récemment prouvé, avec The Irishman et l'actuel Killers of the Flower Moon*, qu'il était encore en capacité de sortir le grand jeu lorsqu'il en vaut la chandelle. Avec Killers of the Flower Moon, il décroche un nouveau rôle de salaud : tiré d'une histoire vraie survenue dans les années 1920 en Oklahoma, le récit plonge au cœur du complot ourdi par un éleveur aux pratiques mafieuses qui va organiser dans le plus grand secret l'assassinat d'Indiens de la communauté Osage pour détourner leur argent à son profit. William Hale, ce notable sans scrupule, Robert De Niro l'incarne sans grimace et avec un dosage parfaitement contrôlé d'ombre et de lumière.
Pour Le Point et avec une amabilité contraire à sa réputation notoire d'ours mal léché, la légende vivante revient sur sa vision du mal, sur la nécessité pour les artistes de pouvoir traiter tous les sujets indifféremment de leur couleur de peau (autrement dit sur le refus de l'assignation identitaire) et sur son amitié de plus d'un demi-siècle avec son réalisateur fusionnel. Bref : on a rencontré Robert De Niro.
À LIRE AUSSI « Killers of the Flower Moon » : Robert De Niro, le mal lui va si bienLe Point : Votre personnage, William Hale, est peut-être le personnage le plus machiavélique et malfaisant que vous ayez jamais incarné à l'écran…
Robert De Niro : [Il rit.] Oui, absolument, sans doute bien pire que Vito Corleone, Jimmy Conway ou Ace Rothstein réunis [ses rôles respectifs dans Le Parrain 2, Les Affranchis et Casino, NDLR].
Et pourtant, il est au début du film un chic type, un parrain bienveillant du peuple Osage, avec lequel il a fraternisé et dont il parle la langue. Vous êtes-vous amusé à incarner un salaud aussi ambigu ?
Eh bien… Dans le livre de David Grann, l'histoire est davantage centrée sur les débuts du FBI et l'enquête de Tom White en terre Osage pour résoudre le mystère de ces morts suspectes. Mais Leo [DiCaprio, NDLR] et Marty [Scorsese, NDLR] voulaient emprunter un autre chemin et axer le récit sur la relation entre Ernest et son oncle William Hale, sur la façon dont Hale pervertit subtilement son neveu en se servant de lui pour accomplir ses crimes contre les Osage.
J'étais partant, d'autant que le mal incarné par Hale et ses méthodes me faisaient penser à ce bouffon de Trump, qui a envoyé des gars au Capitole faire le sale boulot à sa place ou qui a encouragé tout ce mal sur les réseaux. Dieu merci, on s'est débarrassé de lui, et j'espère bien que le chaos et la folie qu'il a créés en Amérique ne se reproduiront jamais. Ce qui m'intéressait dans Hale, c'est ce que vous avez souligné : son charme de pur escroc. Et la comparaison avec Trump me paraît d'autant plus pertinente que William Hale, comme Trump, aussi bouffon et grotesque soit-il, a fait marcher les foules dans ses combines. Hale est cependant bien plus aimable et intelligent, alors que Trump est un idiot… C'est ce qui fait tout son côté insidieux, il est comme un dictateur bienveillant. Mais à vrai dire, plus je vieillis, moins j'arrive à comprendre les raisons du mal.
Vous n'avez donc pas compris les motivations de votre personnage ? N'était-ce pas gênant ?
Si, mais j'ai fait avec. Les raisons intimes qui poussent certaines personnes à faire consciemment le mal restent un mystère… La folie ? La conviction d'être dans leur droit ? Regardez ce que Poutine inflige aux Ukrainiens. Pourquoi ? Le but de William Hale dans le film est de voler aux Osage leur argent, leurs terres à cause du pétrole. Mais le faire à travers ce plan machiavélique monstrueux de marier son neveu à Mollie pour ensuite l'assassiner à petit feu ? Cette folie du mal me dépasse…
Pour le rôle, hormis le livre, j'ai relu tous les comptes rendus d'audience de Hale. Mais j'ai surtout étudié plusieurs cas de personnes anonymes qui ont organisé des meurtres crapuleux, en particulier celui de ce détective de Chicago qui a assassiné sa troisième femme et que l'on soupçonne d'avoir tué aussi la quatrième, je ne me souviens plus de son nom [le sergent de police Drew Peterson, condamné en 2012, NDLR]. Il a répondu à des interviews à la télévision, il avait l'air tellement normal, comme s'il semblait coupé de la réalité. Je me suis beaucoup inspiré de lui pour William Hale. Mais, encore une fois, je ne saurai jamais l'entière vérité sur les motivations profondes de ces profils. Peut-être qu'à l'occasion de la sortie du film, de nouvelles enquêtes ou écrits d'historiens sur la psychologie de William Hale émergeront et m'apprendront sur lui des informations que j'ignorais pendant le tournage.
Diriez-vous que Killers of the Flower Moon suit la grande tradition de films tels que Little Big Man, Soldat bleu ou Danse avec les loups ?
Je ne suis pas sûr d'avoir vu tous ces films et de comprendre leurs points communs, que voulez-vous dire par là ?
Ce sont des films qui embrassent l'histoire du génocide du peuple amérindien et racontent chacun à leur manière comment l'Amérique a été bâtie sur ce crime originel que l'écrivain Saul Bellow a décrit comme « une tache sur la conscience des successeurs blancs des natifs américains ».
Oui, cette tache est toujours là, bien réelle, elle fait partie de notre histoire de conquêtes d'autres civilisations. Qu'il s'agisse de ce génocide ou de l'esclavage des peuples venus d'Afrique. Mais nous avons heureusement su regarder en face cette histoire, c'était d'autant plus nécessaire que l'Amérique prétend incarner des valeurs. Nous aurons toujours cette obligation de corriger nos torts historiques, et ce n'est pas fini, cela prendra encore des générations. On ne peut en tout cas pas nous reprocher de ne pas essayer.
Leo et Marty ont mis tout leur cœur, toute leur passion et leur savoir-faire dans ce projet. C’est la seule raison d’être de l’art, quelle que soit votre couleur de peau.
L'Amérique est depuis quelques années obsédée par la notion d'appropriation culturelle. Tom Hanks a déclaré qu'il n'accepterait plus aujourd'hui de jouer un rôle de gay comme il l'avait fait dans Philadelphia en 1993. Pensez-vous que dans un monde idéal, Killers of the Flower Moon aurait dû être réalisé par un membre de la nation Osage ?
[Long silence.] Je… oui… peut-être, mais tout d'abord, sans la notoriété de Martin Scorsese, jamais ce film n'aurait pu se monter. Marty est un grand artiste qui possède l'empathie, l'intuition et la capacité d'identification nécessaires pour raconter ce qui est arrivé au peuple Osage. Je n'aurais sans doute pas accepté ce film si Marty ne l'avait pas réalisé. Leo et lui ont mis tout leur cœur, toute leur passion et leur savoir-faire dans ce projet important. Pour moi, c'est la seule raison d'être de l'art, quelle que soit votre couleur de peau. Donc je ne suis pas d'accord avec Tom Hanks. Peut-être que l'impact de Killers of the Flower Moon incitera un réalisateur d'origine Osage à raconter un jour d'autres histoires sur ce thème ? Le contexte actuel aux États-Unis ne facilite pas la tâche aux artistes, c'est vrai. Même ma fille de 11 ans m'a récemment raconté une anecdote édifiante qu'elle a vécue à l'école à ce sujet, mais je ne veux pas en dire plus pour ne pas lui causer de problèmes.
On a envie d'en savoir plus !
[Il rit.] Non, je ne peux vraiment pas, mais cela m'a beaucoup fait réfléchir, c'était intéressant.
Vous pouvez peut-être au moins nous dire quel enseignement vous en avez retiré ?
[Souriant, mais ferme.] Non, non vraiment, je ne peux pas.
“La Dernière Tentation du Christ” est “le” grand rôle que Marty m’a proposé et que j’ai refusé. Je ne me voyais pas jouer Jésus.
C'est votre dixième film avec Martin Scorsese, depuis Mean Streets. Diriez-vous qu'il est votre frère, votre meilleur ami, ou juste le réalisateur avec lequel vous avez le plus souvent tourné ?
Eh bien… les trois à la fois. On ne se voit plus tellement, Marty a sa vie, j'ai la mienne. Mais on se rejoint à 100 % sur beaucoup d'aspects les plus intimes de nos vies. Quand on a travaillé aussi souvent avec un réalisateur, c'est inévitable. Quand nous discutons d'une scène, je lui raconte un événement qui m'est arrivé et dont je peux me servir pour la scène, et on se comprend instinctivement. Vous savez sans doute qu'il a failli entrer dans les ordres et il a cette qualité d'un prêtre toujours à l'écoute. Quand d'autres réalisateurs refusent de changer leurs plans, lui est toujours prêt à entendre vos suggestions et en tenir compte. C'est pour moi la marque des plus grands.
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Vous ne lui avez pourtant pas toujours dit oui, notamment quand vous avez refusé d'incarner Jésus dans La Dernière Tentation du Christ. Des regrets ?
C'est marrant que vous m'en parliez parce qu'on a récemment évoqué ce souvenir avec Marty. La Dernière Tentation du Christ est « le » grand rôle qu'il m'a proposé, auquel j'ai en effet dit non. Je tournais un film à Paris quand il est venu me le proposer. Je lui ai répondu : « Écoute Marty, je sais que Jésus est un rôle que beaucoup d'acteurs rêvent d'incarner, mais ça ne m'intéresse pas. C'est trop… je ne sais pas… il y a trop de symboles, je n'en veux pas. » Je m'en suis longtemps voulu et Marty m'a récemment dit un détail que j'avais oublié : selon lui, j'avais ajouté que s'il ne trouvait vraiment personne d'autre pour le faire, je ne le laisserais pas tomber.
J'ai aussi refusé le rôle de Bill le Boucher dans Gangs of New York pour des raisons familiales, je ne me voyais pas m'absenter aussi longtemps en Italie pour le tournage. Mais pas de regret : Daniel Day-Lewis était formidable dans le rôle. J'ai aussi refusé Les Infiltrés parce que je préparais mon propre film, Raisons d'État, et je n'avais pas le temps.
Et c'est la première fois que Leonardo DiCaprio et vous tournez ensemble avec Martin Scorsese. Est-il vrai que vous avez contribué au lancement de sa carrière ?
Eh bien… non, c'est un peu excessif. Après une lecture du scénario avec lui et le réalisateur de Blessures secrètes, notre premier film ensemble en 1993 [ils ont aussi joué ensemble dans Simples Secrets, en 1996, NDLR], sa maturité pour son si jeune âge m'avait marqué et j'avais juste recommandé au producteur Art Linson de le surveiller de près. Les films que Leo a tournés avec Marty sont incroyables. Nous voulions travailler de nouveau ensemble depuis longtemps et j'espère faire d'autres films avec lui.
En 2024, vous allez incarner non pas un, mais deux rôles de mafieux dans un même film ! Vous camperez Vito Genovese et Frank Costello dans Wise Guys de Barry Levinson. Vous n'êtes pas saturé ?
[Il rit.] Comment pouvais-je dire non à Barry Levinson ? Ce sera notre quatrième film ensemble [après Sleepers, Des hommes d'influence et Panique à Hollywood, NDLR]. Le titre a changé, c'est désormais The Alto Knights, du nom d'un ancien club de mafieux du quartier Little Italy à New York. Le scénario est de Nicholas Pileggi, l'auteur-scénariste des Affranchis, qui avait l'habitude de traîner dans cet endroit quand il était gosse.
En 1979, vous avez littéralement sauvé la vie et la carrière de Martin Scorsese en le convaincant de faire Raging Bull, alors qu'il se remettait d'une grave overdose après l'échec de New York, New York. Entre lui et vous, c'est à la vie, à la mort ?
C'est… écoutez… sur cette histoire… Nous étions à son chevet à l'hôpital, Joe Pesci et moi. Ce jour-là, je l'ai supplié d'accepter de réaliser Raging Bull, parce que je n'avais aucun doute que Marty se sortirait de ses problèmes. S'il avait refusé, je n'aurais pas fait ce film. Je ne sais plus ce que j'ai dit précisément, vous devriez demander à Marty, il a une meilleure mémoire que moi. Heureusement qu'il a dit oui, Raging Bull est l'un des meilleurs films qu'on a faits ensemble. Oui, nos vies sont liées pour toujours et je suis très heureux d'être venu présenter Killers of the Flower Moon à Cannes avec lui, plus de quarante-cinq ans après Taxi Driver.
Propos recueillis en mai 2023 lors du 76e Festival de Cannes.
* Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese. 3 h 26. En salle depuis le 18 octobre 2023.
Author: Chelsea Ponce
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